Voici un article paru
dans la Feuille d'Avis du district d'Aigle du 19 décembre 1958
:
IN MEMORIAM - FRÉDÉRIC
ROUGE (1867 - 1950)
Quelques souvenirs
évoqués par Alphonse Mex
Dans l'atelier
du " peintre"
J'ai eu, récemment, l'occasion de revoir l'atelier du peintre Rouge,
à Ollon, et cela m'a rappelé des souvenirs.
La demeure où l'artiste passa une bonne partie de son existence
semble avoir été créée exprès pour
lui : site agreste et paisible, vue étendue sur la plaine du Rhône
et son cadre de montagnes, atmosphère propice à la concentration.
Mme Rouge y habite toujours, avec une de ses filles, épouse de
Me Favre, notaire, et leurs enfants.
Aménagé dans un pavillon de la propriété,
l'atelier m'a fait l'effet d'une chapelle où le desservant, en
la quittant, aurait laissé un peu de son âme. Tableaux, portraits
de famille et objets divers, pour la plupart évocateurs de chasse
et de pêche, sports favoris du maître y maintiennent comme
une présence muette.
J'étais allé quelquefois dans cette grande pièce,
entre autres en 1928, quand F. Rouge avait dessiné Le Devin du
Village qui devait orner la couverture de mes Contes du Pays romand. Car
j'ai connu particulièrement " le peintre " comme nous
appelions alors à Aigle notre talentueux com-patriote, demeuré
toujours si abordable, si modeste et si sympathique.
Frédéric
Rouge aimait la vie simple
Il n'était pas de ceux que le succès éblouit ou grise,
ni de ceux qui recherchent les avantages d'une réclame tapageuse.
Son caractère indépendant, ses goûts champêtres,
son amour de la nature l'éloignaient des coteries et en faisaient
un individualiste-né, mettant parfois une certaine obstination
à défendre les idées qui lui paraissaient justes.
Esprit réfléchi, observateur pénétrant, mais
peu loquace, il sait cependant s'enthousiasmer pour les nobles causes
et pour l'art, en particulier.
D'un tempérament bonhomme et sans détours, il affectionnait
la vie simple et ne se mettait jamais en avant, partant de l'idée
qu'à l'oeuvre on devait reconnaître l'ouvrier. Ce que l'expérience
ne permet pourtant pas de considérer comme une règle. Quoique
la vie lui eût permis de s'en rendre compte, Rouge ne changea pas
pour autant sa manière de faire. Car, chez lui, l'homme et l'artiste
faisaient bloc ; c'était un sincère. C'est pourquoi il s'accommodait
mal des combinaisons et des compromissions qui eussent été
propres à lui faciliter des succès rémunérateurs.
Mais, en dépit de ses détracteurs et des dispositions de
divers jurys, son oeuvre lui a procuré la notoriété
à laquelle il avait droit.
Il n'a pas sacrifié
à la vogue
Rouge n'a jamais sacrifié à la vogue. Il pensait que trop
d'artistes de son temps, sous prétexte d'innovation et d'originalité,
donnaient l'impression de croire que la peinture ne faisait que commencer
avec eux. Il aimait le beau et, pour lui, l'art n'était ni ancien
ni moderne mais il était l'art, tout simplement. Rouge a beaucoup
souffert de certaines critiques méprisantes de confrères des
nouvelles écoles et de leurs jugements qu'il estimait infondés.
Combien de fois ne m'a-t-il pas, à cet égard, livré
le fond de sa pensée !
En somme, on peut dire qu'artiste probe et consciencieux, il a travaillé,
non pas pour exploiter pécuniairement à une mode, mais pour
fixer sur ses toiles le visage aimé de la terre vaudoise et ses figures
les plus typiques. Or, toutes ces toiles, aujourd'hui disséminées
dans des musées et des collections privées, se sont vendues
sitôt terminées, sans qu'aucune exposition n'eût été
nécessaire pour liquider le trop-plein de la production du peintre.
Certains détracteurs n'ont toutefois pas désarmé. "Rouge,
un photographe ! " se permettait, un jour, de trancher sans recours
un monsieur qui fait volontiers étalage de son esthétique...
Comme si la peinture n'a pas été avant tout l'art de représenter
le monde, soit les êtres et les choses, d'après la vision ;
parfois, les dieux, selon l'imagination. Vision personnelle, sans doute,
mais les êtres civilisés que nous croyons être se ressemblent
assez pour qu'un critère de la beauté leur soit devenu commun,
depuis la Renaissance en tout cas, et que l'on puisse admirer encore la
statuaire des Grecs, par exemple.
La recherche poussée de l'originalité, à défaut
de la beauté, n'est au fond qu'une manifestation d'orgueil. Et
cette tendance qui consiste à donner la primauté à
la singularité de l'expression n'est très souvent que prétention
à la vaine gloire d'un auteur en même temps que source de
profit pour un spéculateur. Inutile, n'est-ce pas, de préciser
davantage, tant il est facile à qui veut rester objectif de s'en
rendre compte tous les jours. Diverses formes du cubisme, comme du jazz
ou de la poésie inintelligible, ne sont d'ailleurs que les aspects
les plus significatifs de ce que d'aucuns appellent la décadence.
Que les ultras du modernisme me pardonnent ma franchise et la mettent
sur le compte de la routine, si cela peut leur faire plaisir !
Mais, tous Ies goûts étant dans la nature, je laisse volontiers
aux anarchistes de la pensée et de la forme (comme les désignait
M. Gonzague de Reynold dans une lettre qu'il m'adressait il y a une trentaine
d'années) leurs droits à la libre expression de l'idéal
qu'ils conçoivent, mais, de grâce, qu'ils aient assez de
générosité intellectuelle pour respecter des- conceptions
" classiques " ou " traditionnelles " de l'art !
Tel qu'on le voyait
à Aigle...
Après ces généralités, où je m'excuse
de m'être trop étendu, il convient d'entrer un peu plus dans
l'intimité de notre personnage et de tirer des principales étapes
de sa vie artistique un court résumé qui pourra sans doute
intéresser la génération actuelle et, en particulier,
les habitants du Grand District où le peintre-chasseur a si longtemps
promené sa palette expressive et fidèle. Toutes les sortes
de peinture ont été familières à F. Rouge
: tableaux de genre, portraits, paysages, illustrations de livres (Millioud,
Cérésole, Warnéry, etc..), vitraux (temple d'Aigle,
église de Vionnaz), affiches de fêtes.
Les Aiglons les plus âgés n'ont pas oublié la silhouette
caractéristique de leur peintre : grand chapeau, cravate passée
simplement sous le col de la chemise, habit de futaine. L'image est demeurée
aussi de son sourire affable et de l'expression loyale de ses yeux bleus.
Le journaliste Maurice Porta disait : " Frédéric Rouge
est le plus grand artisan de la nostalgie vaudoise. On est fier d'habiter
le même canton que lui. " Et de Georges Addor, ancien chancelier
de l'Etat de Vaud, cette appréciation : " Ses types du cru
portent une estampille bien cantonale ! "
Sa vie
Et maintenant, quelques notes biographiques :
Frédéric Rouge est né à Aigle le 27 avril
1867. Son père était à la tête d'une fabrique
de chaussures, et sa mère, rentrée de Russie, avait un joli
talent de dessinatrice. Ayant perdu une soeur, âgée de 15
ans, le petit garçon fut laissé un peu à lui-même.
Entré au collège à 10 ans, il s'y signala nous a-t-on
dit par maintes farces mais aussi par son application aux leçons
de dessin. Dans le même temps, deux autres élèves
aiglons se distinguaient déjà : Gustave Doret aux leçons
de chant, et Samuel Cornut, en français. Ils devaient se retrouver
plus tard à Paris, où Cornut avait percé très
tôt.
Malgré les pronostics d'un professeur à qui il avait enfoncé
le haut de forme de rigueur à cette époque et qui lui avait
dit : " Rouge, vous ne ferez jamais rien de bon ", le jeune
homme fut reçu à l'École des Beaux-Arts de Bâle
d'où, au bout d'un an, il sortit premier, avec médaille
d'or et diplôme. (La médaille, il se la fit voler par un
de ses camarades !) Puis, ce fut un stage de six mois chez le peintre
d'histoire Vigier, à Soleure, et, enfin, le départ pour
Paris. Il avait alors 17 ans et demi.
Sa formation
A Paris, Rouge passa trois hivers à travailler avec ardeur à
l'Académie Jullian, où le maître Boulanger, exigeant
et bourru, se montrait difficile à contenter. En ce temps-là,
Eugène Burnand, déjà connu, tenait salon dans la
grand-ville où Samuel Cornut, à ses débuts, gelait
dans une man-sarde. Après son retour au foyer, il avait alors un
peu plus de 20 ans, le peintre aiglon organisa sa vie ; la chasse, la
pêche et la peinture se partagèrent dès lors son temps.
La plaine du Rhône était encore marécageuse et les
buissons n'y manquaient pas. Le gibier abondait et la chasse durait trois
mois. Les eaux regorgeaient de poisson et la pêche avait aussi son
charme. On racontait qu'une fois, pêchant au Vieux-Rhône en
costume d'Adam et surpris par l'apparition inopinée des demoiselles
du pensionnat de Mon-Séjour, le jeune homme avait plongé
et s'était caché sous un pont jusqu'à ce que l'essaim
se fût envolé !
Au cours des parties de chasse, il arrivait souvent qu'un croquis s'imposât.
Laissant tomber le fusil, le peintre, profitant d'une occasion favorable,
ébauchait un de ces dessins pris sur le vif, qui ont fait de lui
un des plus grands spécialistes du genre.
Et voici la renommée
Sa réputation allait croissant et il fut demandé dans plusieurs
familles lausannoises pour y faire des portraits. C'est alors qu'il exécuta,
gracieusement et après lui en avoir demandé l'autorisation,
celui d'Urbain Olivier, pour le présenter à l'Exposition
de Paris, en 1888. Une correspondance, qui devint très suivie,
s'engagea alors entre les parents de l'artiste et le romancier de Givrins.
Le portrait remporta un grand succès à Paris.
Un stage à Florence vient encore parfaire le métier du peintre.
On le sollicite de plus en plus, mais il n'est pas toujours décidé
! Giron lui demande de participer à l'une de ses oeuvres importantes
; Rouge refuse car il entend travailler seul et n'aime pas à être
dirigé... Au gré de son humeur, les images de son pays natal
commencent à défiler sur ses toiles, modèles pris
au chalet ou sur les chemins de la montagne, quand ce n'est pas au flanc
des rochers ou le long des vires : pâtres, bûcherons, braconniers,
faune de l'Alpe.
Mais la jalousie s'acharne sur lui ; il est refusé dans des expositions
; son splendide tableau Une Agonie dans les Alpes qui sera acquis plus
tard par l'État de Vaud lui est renvoyé par le jury de l'Exposition
de Vevey. Il eut heureusement des admirateurs et des amis dévoués,
au nombre desquels il faut citer feu M. Henri Leyvraz-Cherix, industriel
à Aigle, compagnon de chasse du peintre, et qui fut aussi son mécène.
Le peintre se fixe
à Ollon
C'est en 1905 que Frédéric Rouge s'est fixé à
Ollon où il passe son temps entre son chevalet et son jardin. Chaque
soir, il va à Aigle où il retrouve des amis. Il se plaît
à faire une partie de cartes avec eux dans une petite " pinte"
tranquille ; le bon vin du pays et la fondue " moitié-moitié
" ont sa préférence. Il n'est pas fâché,
non plus, quand l'occasion se présente de nouer une conversation
à propos d'art, de littérature, de chasse ou d'arboriculture,
ou encore d'égrener des souvenirs glorieux mélangés
d'un peu d'amertume.
Atteint de paralysie, Frédéric Rouge s'est éteint
le 13 février 1950.
Ce fut un honnête homme et un peintre de talent qui, toute sa vie,
voulut rester lui-même et se comporta en citoyen épris de
liberté, ce qui n'est pas un moyen radical de faire fortune ou
de récolter les suffrages de la Cour !
J'espère pouvoir, une autre fois, m'attacher aux relations du peintre
Rouge avec l'écrivain Urbain Olivier. Cela, d'après une
correspondance qui remonte aux années 1886 à 1888.
Alphonse
Mex
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